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DOMINIQUE SIMONET Publié le mercredi 15 mai 2019 à 20h09 - Mis à jour le jeudi 16 mai 2019 à 09h09
Le 29 octobre 2018, un Boeing 737 Max de la compagnie indonésienne à bas coûts Lion Air, livré deux mois plus tôt, plonge en mer 13 minutes après le décollage. Le 10 mars dernier, un avion du même type, affrété par Ethiopian Airlines, percute violemment le sol six minutes après avoir décollé. Il avait été livré quatre mois plus tôt, le lendemain du crash de Lion Air…
Deux avions quasi neufs qui s’écrasent en même pas cinq mois, c’est inacceptable, pour les proches des 346 victimes d’abord, mais aussi pour toute la communauté aéronautique. Et surtout les pilotes, premiers concernés et généralement très bien au courant de ce qui s’est passé. Et si, jusqu’à présent, il y avait un consensus pour disculper les pilotes dans les deux accidents, certains ont un avis plus mitigé. Dans le cas d’Ethiopian Airlines, et contrairement à ce qui a été indiqué par les autorités locales le 4 avril dernier, "ils n’ont clairement pas suivi les procédures de Boeing, d’après les données publiées dans le rapport", nous dit un pilote instructeur sur Boeing 737 Max.
Cohérence avec l’enquête
Le rapport en question est le document préliminaire faisant suite au décryptage, par le BEA, Bureau d’enquêtes et d’analyses au Bourget près de Paris, des enregistreurs de vol, les "boîtes noires". Les premières conclusions ont été communiquées par les autorités éthiopiennes car, le BEA étant prestataire de service, il ne peut se prononcer officiellement sur le sujet. Cependant, d’après une source proche du dossier, le témoignage de ce pilote instructeur est "cohérent avec les données disponibles aujourd’hui à ce stade de l’enquête".
Le crash de l'avion Ethiopian Airlines
Dans les deux cas, Lion Air et Ethiopian, il est apparu rapidement qu’un système d’aide au pilotage était mis en cause : le MCAS, ou "Maneuvering Characteristics Augmentation System". Pour faire court, celui-ci fonctionne comme la direction assistée dans une voiture : il aide le pilote à manipuler le stick, ou manche à balai, dans certaines manœuvres.
Un Boeing sous assistance
De par sa conception - moteurs plus lourds, plus puissants et positionnés plus en avant de l’aile -, le Boeing 737 Max a tendance à cabrer au décollage, ce que le MCAS aide à corriger en mettant l’aéronef à piquer. Pourtant, dans les deux accidents récents, le MCAS a reçu des informations erronées des sondes indiquant l’angle d’attaque - ou la position du nez par rapport à l’horizon - de l’avion. Mis en piqué erronément, l’avion n’a finalement pas pu être rattrapé par les équipages.
En quoi les pilotes n’auraient-ils pas suivi les consignes de Boeing ? "Sur le niveau de puissance, par exemple. Il est préconisé, dans le cas qui est arrivé, de mettre les manettes des gaz à à 85 %, au lieu des 94 % où ils étaient, et qui correspond à la puissance au décollage. Celle-ci devait donc être réduite pour stabiliser l’avion. Ça, l’avion ne peut le faire lui-même."
Dans le cas du Boeing 737 Max d’Ethiopian, des informations erronées, concernant l’angle d’attaque de l’avion, sont parvenues au MCAS qui a fait son boulot, c’est-à -dire qu’il a mis l’avion en descente. Pas plus que la direction assistée d’une voiture, il n’est possible de déconnecter directement ce MCAS. La seule option, c’est d’agir sur le compensateur de profondeur, ou correcteur d’assiette, qui, via un moteur électrique, corrige automatiquement l’équilibre de l’avion. Ce compensateur, qui s’appelle le trim, peut être actionné soit automatiquement avec assistance électrique, soit manuellement, via deux molettes dans la console centrale du cockpit, chacune étant actionnable par un pilote. En coupant le système électrique, on désactive le MCAS.
D’après notre témoin, c’est bien ce qu’a fait l’équipage éthiopien. "Ils ont fait cela, tel que Boeing le dit dans sa documentation, mais tard. Pour rééquilibrer l’avion, il leur restait donc le trim manuel, actionnable par ses deux molettes. Ils l’ont un peu engagé, mais pas suffisamment, la force pour le faire étant assez importante. Ils ont conclu trop vite que ça n’allait pas et, contrairement à ce que Boeing dit, ils ont remis le système de trim électrique en marche, ce qui a réactivé automatiquement le MCAS. Celui-ci a remis l’avion en piqué. Avion qui aurait encore pu s’en tirer, mais les pilotes se sont perdus en essayant d’exécuter un virage." En effet, à ce moment-là , l’équipage du 737 Max d’Ethiopian avait demandé de retourner d’urgence à Addis-Abeba.
Rééquilibrer manuellement l’avion
La solution préconisée par Boeing consiste donc à remettre l’avion en équilibre sans assistance électrique ni informatique. "La manœuvre est difficile, concède notre témoin, d’autant plus qu’ils volaient très vite vu qu’ils avaient gardé la puissance des moteurs. Ils auraient dû le faire à deux. Boeing le dit dans sa documentation : faites attention, vous devez manipuler les molettes du trim à deux, mais la plupart des opérateurs n’en tiennent pas compte."
Le pilote instructeur a essayé de reproduire ce qui s’est passé dans le cockpit avant le crash : "La première fois que j’ai vu le scénario dans le simulateur, je me suis dit que ce n’était pas évident." Autre constat : "En simulateur, la force à appliquer au trim normal est trop faible, moins importante que ce qu’elle est dans la réalité. On va devoir revoir les procédures d’entraînement."
Dans ce dossier, la FAA, Federal Aviation Administration américaine, est régulièrement mise en cause. Autorité de certification, c’est elle qui a donné les autorisations de vol du B-737 MAX à Boeing, avionneur avec lequel elle est accusée de collusion. Elle n’aurait notamment pas diligenté une évaluation indépendante de ce système d’assistance au pilotage qu’est le MCAS, s’appuyant sur les seules conclusions de Boeing.
La FAA aussi responsable
Notre témoin va plus loin : "Les autorités de régulation doivent aussi se poser des questions. Pourquoi avoir insisté auprès du constructeur afin qu’il place le MCAS, pour quelques kilos de force seulement ? Tous les pilotes qui ont été aux commandes de l’avion avec et sans MCAS comme moi sont d’accord, on ne sent presque pas la différence. La FAA doit être plus relax quand un avionneur vient avec quelque chose de nouveau. Sans cette autorité, le système MCAS n’aurait jamais été installé."
Pour lui, c’est très clair : "Il y a un consensus dans la communauté des pilotes : pas de MCAS, c’est moins grave que l’avion avec un MCAS qui fonctionne quand il ne doit pas. Je préfère un avion sans MCAS, quelque chose qui est simple. Je voudrais bien voler sans MCAS tout le temps mais, malheureusement, les autorités ne veulent pas. Elles sont d’accord pour ne pas l’utiliser dans certaines circonstances, mais aussi pour le maintenir."
Ces autorités ont demandé à Boeing de reprogrammer le MCAS. L’ancien MCAS corrigeait automatiquement l’assiette de l’avion quatre fois avant de se déconnecter. Le nouveau sera déconnecté après une tentative contraire du pilote. Et surtout, il agira avec moins d’amplitude sur les compensateurs de profondeur, ce qui évitera de mettre l’avion dans une position, par exemple à piquer, où il n’est plus récupérable.
Les livraisons de Boeing chutent, comme les résultats des compagnies utilisant le 737 Max
Les conséquences de la mise à pied du Boeing 737 Max depuis les accidents de Lion Air et d’Ethiopian Airlines n’en finissent pas de s’étendre. L’avionneur est le premier à en subir les conséquences, lui dont les livraisons ont chuté à 172 avions au premier quadrimestre, contre 228 sur la même période l’an dernier.
Comme la famille A320 pour Airbus, le B-737 Max est la vache à lait de Boeing, et pèse pour 80 % dans un carnet de commandes qui s’élève à 5582 unités. Or, les livraisons de Max ont cessé depuis le 14 mars, soit un mois et demi. Seuls quatre appareils de la génération précédente, appelée 737 Next Gen, ont été remis, à des compagnies de leasing. Cela fait peu, très peu.
Certains prédisaient la remise en service de l’avion, avec un logiciel de MCAS modifié, pour le courant du mois de juin. Cette perspective s’éloigne de plus en plus, car la méfiance s’est installée autour de Boeing et de la FAA, l’autorité de certification. Celle-ci, pour montrer patte blanche, a invité des régulateurs du monde entier à se réunir, à Washington, le 23 mai prochain. Le but est de leur présenter les dernières évolutions du système MCAS incriminé. Une validation par cette assemblée d’experts internationaux aurait plus de crédibilité.
Quoi qu’il en soit, on estime généralement que Boeing ne recevra pas les autorisations nécessaires avant mi, voire fin août. Une remise en vol de l’avion ne serait dès lors pas attendue avant septembre ou octobre, soit à la fin de la saison touristique. Après le stockage des avions produits au ralenti, Boeing devrait alors commencer à gérer les livraisons de clients impatients. Cette immobilisation frappe les résultats de nombreuses compagnies, comme TUI, qui n’a pourtant que 15 Max dans une flotte de 150 avions. L’avionneur, qui encaisse d’ores et déjà 171 annulations nettes dans la famille 737, avait initialement chiffré le coût de la crise à un milliard de dollars. Il va lui en coûter bien plus.
Boeing aurait temporisé
L’avionneur et l’Agence fédérale de l’aviation (FAA) ne semblent d’ailleurs pas au bout de leurs peines. Hier, mercredi, la sous-commission de l’aviation à la Chambre des représentants américaine a commencé les auditions de Daniel Elwell, patron intérimaire de la FAA. Présidée par le Démocrate Rick Larsen, cette commission veut en savoir plus sur la procédure de certification du 737 Max et de son système MCAS. Cette enquête ne fait que commencer, comme celle, pénale, entreprise par le ministère américain de la Justice.
À n’en pas douter, les enquêteurs devraient s’intéresser aux enregistrements publiés hier par le New York Times, CBS et le Dallas Morning News. Ils relatent une conversation entre un haut responsable de Boeing et des pilotes d’American Airlines, peu après la catastrophe de Lion Air. Les pilotes de la plus grande compagnie américaine, utilisatrice du 737 Max, ont tenté de sensibiliser le constructeur aux problèmes de conception de l’avion, y compris du MCAS déjà mis en cause. Réunion durant laquelle Boeing aurait temporisé.
Dominique Simonet