"J'AI TIRÉ LA POIGNÉE, J'AI VU LE SOL": À LA RENCONTRE DES PILOTES DU TRÈS FERMÉ "CLUB DES ÉJECTÉS"
Ils ont eu la vie sauve en tirant à temps sur la poignée du siège éjectable de leur avion en perdition: avoir agi avant qu'il ne soit trop tard, ouvre à ces pilotes de chasse les portes du très fermé "club des éjectés". Les membres sont reconnaissables à un emblème: un triangle rouge pointé vers le bas.
Connaissez-vous le "club des éjectés"? Également appelé "Ejection Tie Club", c'est une association de pilotes de chasse discrète et fermée. Pourtant, y entrer est très simple. Enfin presque. Il faut "juste" avoir eu la vie sauve en tirant à temps sur la poignée du siège éjectable de son avion en perdition. Ce n'est pas donné à tout le monde et personne ne se précipite pour devenir membre.
Les signes de reconnaissance des membres: un pin's, un patch et la cravate aux triangles rouges pointés vers le bas, logo apposé sur le cockpit pour prévenir du danger lié au siège éjectable.
À l'occasion d'une soirée organisée jeudi en marge du salon aéronautique du Bourget, cinq pilotes récemment admis dans le club se sont vus ceindre autour du cou la fameuse cravate.Les signes de reconnaissance des membres du club des éjectés © Martin BakerParmi les récipiendaires, le capitaine Julien (l'armée française proscrit la divulgation des noms de famille), qui s'est éjecté de son Mirage 2000-5 "à 30 mètres du sol, juste au-dessus des arbres". C'était le 3 novembre 2022. Il allait se poser sur la base de Luxeuil (Haute-Saône) quand un feu électrique s'est déclenché alors qu'il n'était plus qu'à 300 mètres d'altitude.
"Les voyants d'alarme se sont allumés comme un sapin de Noël puis se sont éteints", raconte-t-il. Plus de puissance sur le moteur, il dirige l'appareil vers une zone boisée, puis tire la poignée jaune et noire déclenchant l'éjection.
Une fois la poignée tirée, il faut une demi-seconde pour que le siège soit propulsé hors du cockpit, puis deux secondes pour que le parachute soit déployé.
Le capitaine Julien a dû passer cinq secondes "sous voile" (parachute, NDLR), avant de toucher le sol, sans bobo. Six jours plus tard, il revolait. Un peu plus loin, deux autres cravatés échangent leur expérience:
- "
Je me suis éjecté à 100 noeuds (185 km/h) à 40 pieds (12 mètres) le nez dans les arbres.
- "Moi, c'était beaucoup plus haut, j'ai fait 7 à 8 minutes de descente sous voile, ça a super bien marché."
7697 éjectés à ce jourDepuis la première éjection en vol au monde en 1946, le britannique Martin Baker tient son compteur à jour: 7697 éjectés à date, dont 718 pour les avions de conception française produits à Argenteuil par la coentreprise Safran-Martin Baker (SMB).
Face à l'américain Collins, Martin Baker équipe des 70% des avions de chasse produits dans le monde occidental (Eurofighter, Rafale, Gripen ou encore F-35). Les Russes disposent de leur siège Zvedza et les Chinois du leur, "qui ressemble étonnamment aux sièges Martin Baker", selon Roberto Visigalli, directeur des programmes de SMB.
"Plus de 10% des sièges sont éjectés", sur l'histoire de l'aviation, note-t-il.
Il y a plus d'accidents en entraînement qu'au combat, notamment dus aux "collisions volatiles", les oiseaux avalés par le moteur. Comme pour Max Moutoussamy, présent avec sa cravate jeudi soir, et éjecté de son Jaguar en 1991. D'un coup, "j'ai cette odeur de poulet grillé dans le cockpit, (…) je me dis ce n’est pas bon signe", a-t-il raconté dans un podcast.
Les sièges eux aussi ont évolué avec le temps. "Avant on se contentait de sauver une vie, maintenant on essaie de faire en sorte que le pilote puisse revoler dès le lendemain", explique Yohann Fleury, chargé du support et de la formation chez SMB.
Les premières générations ne permettaient une éjection qu'une fois l'avion ayant atteint une certaine vitesse et altitude. Ils peuvent maintenant être déclenchés quand le chasseur est immobile au sol.
Et là où le pilote devait auparavant encaisser une accélération de 20G - soit 20 fois le poids du corps - quand le siège était propulsé hors de la carlingue, le dernier siège MK16 permet de la limiter à 14G et d'adapter la puissance de son moteur-fusée en fonction du poids du pilote.
Pour Aimé Marion, cravaté après son éjection de Mirage III "le 16 décembre 1968", il n'y avait pas toute cette technologie. Il a été contraint de s'éjecter "en moins de quatre secondes" quand il s'est aperçu qu'il ne pouvait éviter une collision avec un avion qui n'avait rien à faire sur la piste de Colmar où il allait se poser. "En deçà de la hauteur minimale de survie" à l'époque, relate-t-il. "J'ai tiré la poignée, j'ai vu le sol et je me suis fait très mal à l'arrivée". Blessé, mais en vie.